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DAMIA



Damia me direz-vous n'est pas une actrice, c'est une chanteuse. Je vous répondrai que le fait d'être chanteuses n'a pas empêché Sylvie Vartan, Jeanette MacDonald, Annie Cordy, Line Renaud, Lio, Nancy Sinatra, Cher ou Edith Piaf de faire du cinéma.

Ce serait d'ailleurs un comble puisqu'en règle générale, les actrices chantent!


En 1973, cette vieille dame qui vient d’avoir 86 ans et qui fait une mauvaise chute dans le métro parisien n’intéresse pas grand monde. Pourtant c’est la grande Damia qui vient de tomber et qui ne se relèvera pas. Il y a longtemps qu’elle souffrait de démence sénile et peut-être qu’elle-même ne savait plus qui était Damia. Elle s’éteindra cinq ans plus tard, à la clinique du Lys de la Vallée, le 30 Janvier 1978. Une mort solitaire, discrète, presque anonyme et que la mort de Claude François va définitivement éclipser 40 jours plus tard. Et pourtant, si la chanson française a acquis un jour des titres de noblesse, ce n’est pas à Claude François qu’elle les doit, c’est à Damia.

Damia qui la première a mis une image sur le mot « chanteuse ». Une image indélébile qui demeure, par delà les décennies comme une signature. Une signature de génie. C’est à Damia que Piaf ou Gréco doivent tout.



Rien ne prédestinait la petite Louise-Marie Damien venue au monde dans les Vosges, le 5 Décembre 1889, troisième d’une fratrie de huit enfants, à la future carrière de première grande dame de la chanson française. C’est une petite fille toute simple, une petite fille des Vosges qui n’est jamais aussi heureuse que lorsqu’elle peut passer du temps à la ferme de sa grand’mère.


A Paris c’est l’exposition universelle. La tour Eiffel sort de terre et naît en même temps qu’elle. Elle s’en fiche bien .Paris c’est au bout du monde. Un bout du monde qui va la rattraper sans crier gare. Sa vie va radicalement changer. La famille Damien quitte les Vosges pour s’installer à Paris. Une ville grise et sombre pour les pauvres. Des cheminées d’usines, c’est la première fois qu’elle en voit. Son père est agent de police. Marie-Louise s’ennuie, elle est malheureuse, elle ne reverra jamais sa grand’mère adorée. En plus, Marie-Louise est étroitement surveillée, on entend de ces choses à Paris. La famille va s’entasser dans un petit logement au 8, passage Simonet dans le treizième arrondissement.

A 15 ans, n’y tenant plus, elle se sauve de chez elle. La tutelle de l’agent de police lui pèse, nous sommes en 1904, elle n’est encore qu’adolescente mais elle se sait jolie. On s’est habitués à la tour Eiffel, maintenant on se passionne pour la peinture des impressionnistes, pour la bicyclette et pour la taille si fine de Polaire.


Louise-Marie Damien, quant à elle, trouve un petit boulot de figurante au théâtre du Châtelet et s’apprête à faire la première des deux rencontres primordiales de sa vie. Celle de Roberty qui a fait de son épouse Pervenche une chanteuse à succès et qui connaîtra ses plus grands triomphes sous cet autre pseudonyme de Fréhel. Fréhel qui est alors d’une grande beauté. Artiste très sophistiquée, elle a été la disciple de la belle Otero elle-même qui lui a appris l’art et la manière en toute chose. Roberty, déjà  fasciné par la sombre beauté de la petite figurante du Châtelet, va être définitivement convaincu en découvrant sa voix chaude et profonde. Une voix qui ne ressemble à aucune autre et qui est l’antithèse même  de la mode du jour puisque le Paris 1900 n’aime rient tant que les voix aigrelettes et chevrotantes d’une Yvette Guilbert, d’une Polaire, d’une Marie Dubas ou d’une Brésina qui, dit-elle, baigne son palais à l’électricité pour garder son timbre ! Une fantaisie qui s’est perdue avec le temps !



Roberty va lui apprendre à chanter. Pervenche-Fréhel s’offusque et elle fait bien . Roberty et celle dont il va faire Damia ont une liaison. Fréhel divorce, Damia n’en épousera pas Roberty pour autant. Dès 1908 elle se produit en vedette dans des cabarets parisiens, l’Alhambra, le concert Mayol. Sacha Guitry est le premier de ses admirateurs, le plus subjugué. Bientôt Cocteau lui emboîtera le pas et ce sera à celui qui l’admire le plus.


C’est Guitry qui a le premier l’idée de la débarrasser de tous les froufrous belle époque pour la revêtir d’un simple fourreau noir. Sans bijoux ni artifices. On n’avait jamais rien vu de tel sur une scène parisienne. Cette longue silhouette noire, dramatique, presque effrayante va devenir sa signature. Le style dépouillé souligne admirablement les drames chantés qu’elle interprète sur scène. La chanteuse existentialiste est née. Elle aura des filles. Edith Piaf, Juliette Greco, Barbara. Des filles qui lui doivent tout et plus encore. Et même une certaine Coco Chanel n’aurait peut-être pas été sans Damia.

Damia devient une grande vedette. Elle tourne même des films pour les plus prestigieux des cinéastes comme Abel Gance ou son ami Guitry. Elle peut enfin vivre richement et s’installer dans un luxueux appartement du Trocadéro. Plus tard elle s’installera à Montmartre. Mais la chanteuse, jeune encore avait surtout compris l’importance qu’avait eue la fréquentation de la belle Otero pour Fréhel, sa rivale des débuts. Elle va faire elle aussi la rencontre d’une artiste qui lui servira de mentor : la danseuse américaine Loïe Fuller alors en tournée en Europe. Guitry lui a donné un look, Loïe Fuller va lui donner un style.



Loïe Fuller a inventé ce que l’on appelle « La danse serpentine ». Une véritable révolution, un évènement qui fait fureur dans le monde entier. La danseuse apparait seule en scène, vêtue d’une longue tunique blanche aux manches en ailes de papillon sous lesquelles elle prolonge les mouvements gracieux de ses bras par deux fins bâtons. Elle fait jouer des lumières de couleur sur son vêtement, créant un effet jamais vu. C’est une véritable féérie aux yeux des esthètes les plus exigeants et les plus blasés qui assistent à une véritable révélation. Un miracle qui a lieu chaque soir, sur la scène des Folies Bergères où elle se produit des mois durant à guichets fermés.

Loïe va prendre Damia sous son aile et celle-ci n’en perdra pas une miette. Elle va lui apprendre les arcanes du geste et de la lumière, arts consommés dont Loïe Fuller est la grande prêtresse absolue. Dorénavant, Damia aura elle aussi « sa lumière », elle aura presque sa danse. Damia est la première à se produire dans le seul éclairage d’une poursuite. Rond blanc de lumière sur le rideau de fond de scène. Plus tard ce sera la marque de fabrique d’Edith Piaf.

Damia entre en scène, dans son fourreau noir déjà célèbre. Ses cheveux noir geais coupés maintenant en carré court comme le veut la nouvelle mode. Elle entre dans le cercle de lumière, l’œil charbonneux, la bouche sanglante et chante, chante le drame. Dans une économie de geste et d’effet de voix. Elle se ménage, elle épure son interprétation, ne laissant plus la place qu’à l’émotion du texte qu’elle joue autant si ce n’est plus qu’elle ne le chante. Parfois elle sort de la lumière, disparaissant soudain, ombre noire dans l’ombre de la scène, elle réapparaît pour une autre histoire chantée, plus tragique encore que la précédente, parfois elle s’assied sur scène à même le sol, on n’avait jamais vu ça non plus.


Chaque concert, chaque tour de chant, chaque chanson est  un spectacle complet. Un bijou d’émotion.  Un long collier de perles noires. Damia devient la voix des laissés pour compte, des mal lotis et des fleurs de caniveau. Son public, souvent couvert de fourrures et de diamants frémit aux malheurs des filles des rues que chante Damia. Des drames de la misère qu’elle interprète paradoxalement avec une classe folle que personne ne conteste. Elle marque toutes ses chansons d’une telle empreinte qu’elles sont perdues ensuite pour les autres interprètes. Personne n’ose plus y toucher, ce sont les chansons de Damia. Avant Damia c’étaient les compositeurs et les auteurs qui étaient célèbres, on annonçait leurs œuvre « interprétées par ». Avec Damia, c’est l’interprète seule qui compte. On présente « Damia dans son tour de chant » Auteurs et compositeurs ne sont plus nommés, ils n’ont plus d’importance, trop heureux que la déesse de la chanson ait jeté son dévolu sur une de leurs créations.

Elle devient la tragédienne officielle de la chanson française et il suffit de parcourir quelques uns de ses textes pour se convaincre que le titre n’est pas usurpé.



J’suis dans la dèche, Je n’en peux plus, J’voudrais dormir, J’ai même plus d’crèche J’ai le cœur vide Et les mains rêches…

Ou cet autre :

Tout n’est plus que tristesse, Et douleur alentour Tout me lasse et me blesse, Tout me semble trop lourd.

Les titres les plus célèbres de son répertoire laissent rêveurs ! Les Goélands, bien sûr, mais aussi La Mauvaise Prière, La Veuve, véritable réquisitoire contre la peine de mort, La Garde de nuit à l’Yser , La Suppliante, La Malédiction, Tout fout le camp, J’ai l’cafard, Hantise, Sombre Dimanche, La Guinguette a fermé ses volets qui ne raconte rien de moins qu’un massacre. Aux quatre coins de la banlieue, Celui qui s’en va, Pluie,  Moi... j’m’ennuie, La Chanson du passé, Mon amour vient de finir, Dans ma solitude… Et j’en passe, de plus sombres encore.

Elle ira même avec « La Chanson du Fou », un de ses grands succès, jusqu’à raconter par le menu détail le meurtre d’une fillette par un psychopathe ! Et toujours avec un chic fou !


Damia est la plus grande vedette de la chanson des années 20, elle sera la plus grande vedette des années 30. Elle ouvre toutes les portes aux jeunes chanteuses mais les referme derrière elle comme le fait Picasso en peinture. Ces deux-là inventent tout et se l’approprient.


C’est après la guerre que le règne incontesté de Damia sur la scène française s’estompe. La « tragédienne lyrique » a pris ses distances durant l’occupation, Edith Piaf s’est installée dans la place et a repris son fond de commerce. Elle aussi chante le malheur et joue le drame dans le simple cercle de lumière de sa poursuite sur fond de rideau. Elle aussi a le cheveu court, la simple robe noire, le geste précis et la bouche sanglante. Et lorsque « la môme » affirme tout devoir à Marie Dubas, c’est pour ne pas avouer qu’elle a littéralement pillé Damia. Personne n’est dupe, et même si Edith Piaf emprunte « Mon Légionnaire » à Marie Dubas, « Tout Fout l’Camp » et « Les Croix » viennent en droite ligne du répertoire de Damia.  Marie Dubas est une fantaisiste et son répertoire est aux antipodes de celui d’Edith Piaf. Marie Dubas vient de l’opérette et avoue elle-même s’inspirer d’Yvette Guilbert !  Entre Edith Piaf et Yvette Guilbert, il y a plus qu’un monde, il y a tout un univers. Mais pour Edith Piaf, il semble que Damia soit celle dont il ne faut jamais prononcer le nom. Elle n’avouera jamais s’en être inspirée et lorsqu’on lui demandera qui pourrait être sa rivale, elle répond Léo Marjane ! Mais au fond, peu importe…

En 1949, Damia fait sa rentrée salle Pleyel et c’est un triomphe. Parmi ses admirateurs dans la salle, le neveu de Foujita qui lui propose une tournée au Japon. Dix représentations qui en deviendront 24, dans des salles combles, des salles énormes dont la plus grande fait 4800 places, ce qui ne l’incite toujours pas à utiliser un micro, objet qu’elle exècre. Le Japon déifie Damia, un culte qui perdure aujourd’hui encore.



Elle rentre à Paris et se sent prête pour une rentrée à l’Olympia. Pour l’occasion elle enterre la hache de guerre avec Bruno Coquatrix. Elle le boudait farouchement depuis qu’il avait osé lui demander de passer une audition alors qu’elle était déjà une très grande vedette…En 1915. 

Pour son tour de chant, un petit débutant qu’elle a choisi elle-même en première partie : Jacques Brel.

Le temps passant, Damia s’est peu à peu effacée du paysage médiatique. Après Piaf est venue Gréco. C’est le temps qu’elle choisit pour se rapprocher de sa famille, en particulier de sa sœur aînée, Blanche. Mais lorsque Blanche meurt en 1967, Damia se sent seule et abandonnée. Sa vie peu à peu ressemble à ses chansons : Triste, morne, fatale. Il n’y a plus de but et plus désespoir. Le temps lui semble long. Sa mémoire peu à peu se dérobe, bientôt elle fout le camp. Elle devient la proie rêvée pour toute une bordée de pique-assiettes qui vont la spolier du fruit de son travail, le travail d’une vie entière au service de l’art, de la chanson et du public.

C’est une vieille dame appauvrie et diminuée qui fait une mauvaise chute dans le métro. Un métro qu’elle allait prendre sans savoir où il l’emmènerait.


En 1931, Damia avait tourné un film en grande vedette, « Sola ». Ironiquement, elle y jouait le rôle d’une grande vedette déchue. Elle s’était liée d’amitié avec l’actrice Ginette Maddie sur le plateau. Une amitié qui ne se démentit jamais. Lorsque Damia s’éteint, son dénuement est complet. Ginette Maddie la fait inhumer dans sa propre sépulture pour lui éviter le carré des indigents. Ginette Maddie rejoindra Damia dans la tombe deux ans plus tard, le 7 Avril 1980.

« Mon Dieu qu’il y en a des croix sur cette terre, Croix de fer, Croix de bois, Humbles croix familières, Humble petite croix d’argent, Pendues sur les poitrines, Vieilles croix des couvents, Perdues parmi les ruines, Et moi, pauvre de moi, J’ai ma croix dans la tête, Immense croix de plomb, Vaste comme l’amour…"

Celine Colassin




QUE VOIR?

La filmographie de Damia ci-dessous est, à ma connaissance, complète.

1927: Napoléon: Avec Albert Dieudonné (Damia est la Marseillaise)

1931: Calais-Douvres: Avec Lilian Harvey et André Roanne

1931: Sola Avec Henri Rollan et Ginette Maddie

1932: Tu m'oublieras: Avec Colette Darfeuil

1933: La Tête d'un Homme: Avec Gina Manès

1935: Napoléon Bonaparte (Version sonorisée du film de 1927)

1937: Les Perles de la Couronne: Avec Arletty et Jacqueline Delubac

1956: Goubbiah, Mon Amour: Avec Jean Marais

1956: Notre Dame de Paris: Avec Gina Lollobrigida et Anthony Quinn

 

 

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